015…
Après l’explosion de la caverne, en Colombie-Britannique, qui avait annihilé sa dernière couvée, Perfidia s’était montrée discrète. Blessée au thorax, lorsque la détonation l’avait projetée à l’extérieur de la montagne, elle avait réussi à échapper à l’équipe de l’ANGE dépêchée sur les lieux, car ses ailes n’avaient pas été brisées. Pour se soustraire à toute détection, elle était montée vers le nord, où la population était moins dense, et s’était finalement arrêtée dans une petite ville, à bout de forces. Les Dracos détestaient le froid, alors Perfidia avait choisi d’y vivre jusqu’à ce qu’elle soit rétablie, persuadée que personne ne penserait à la chercher sous ces latitudes.
Elle avait repris sa forme humaine dans une ruelle, derrière les établissements commerciaux, nue comme un ver. Au contact de la neige, ses pieds avaient cessé de la supporter, et elle était tombée la tête la première dans ce linceul glacé. Un homme qui était sorti pour jeter des ordures dans un conteneur l’avait aperçue et avait aussitôt appelé le 911. La reine des Dracos s’était réveillée à l’hôpital, sous une chaude couverture. Les infirmières lui avaient demandé ce qui lui était arrivée afin de confirmer qu’elle avait bien été victime d’un acte criminel. Perfidia avait répondu qu’elle s’était écrasée non loin de la ville. Les pauvres femmes crurent qu’il s’agissait d’un accident d’avion.
Habituellement, la reptilienne utilisait le nom de Karyn Décarie lorsqu’elle voyageait, mais puisqu’elle ne voulait pas être retrouvée, elle fit semblant de souffrir d’amnésie. Le médecin lui dit qu’un grand choc causait parfois des pertes de mémoire temporaires et qu’elle finirait par se souvenir de son identité. La police locale enquêta sur la possibilité d’un écrasement d’avion, mais les compagnies aériennes affirmèrent n’avoir perdu aucun appareil. Sans doute s’agissait-il d’un petit monomoteur privé. Des recherches furent entreprises dans les environs, mais aucun aéronef ne fut découvert. Il leur faudrait donc attendre que la mystérieuse femme puisse expliquer les circonstances de son accident.
Perfidia n’était nullement pressée de livrer ses secrets. Comme sa constitution était exactement la même que celle des humains lorsqu’elle adoptait leur apparence, personne ne suspecta qu’elle était reptilienne. Elle reprit donc lentement des forces aux frais du gouvernement canadien. Contrairement à Damalis, son agresseur, qui, une fois éjecté de la caverne, s’était changé en homme avant de s’écraser au sol et de dégringoler le flanc du volcan, la reine des Dracos avait conservé son apparence originale. Pour cette raison, elle n’avait pas subi autant de blessures que lui et, quelques semaines après son arrivée aux urgences, elle marchait déjà dans les couloirs de l’hôpital, à la recherche d’alliés. Même si la chair et le sang étaient son menu de prédilection, Perfidia pouvait manger n’importe quoi. Elle n’avait même pas besoin de poudre d’or pour maintenir son enveloppe humaine. Toutefois, rien ne l’empêchait de regarder du coin de l’œil les beaux infirmiers qui circulaient sur les étages.
Puisqu’elle s’était complètement remise de ses blessures, mais que la mémoire lui faisait encore défaut, les administrateurs la transférèrent dans une maison de repos pour libérer son lit. C’est là qu’elle fit la connaissance de Frédéric Branson, le maire de la ville. Perfidia n’eut qu’à plonger le regard dans celui de cet homme d’une cinquantaine d’années pour déceler son appartenance à la communauté reptilienne. À leur premier baiser, elle découvrit qu’il était un roi Dracos, invoqué par le culte satanique de la région. Tout rentrait dans l’ordre, petit à petit.
Perfidia profita du grand tremblement de terre pour quitter son refuge, en compagnie du maire. Vêtus de vêtements chauds, ils partirent en motoneige vers le nord, où se trouvait une importante installation scientifique, qui étudiait les changements climatiques. Les quatre savants furent bien surpris de voir arriver le couple, quelques jours après le séisme. Au début, ils crurent qu’ils étaient venus s’assurer que la fureur des éléments n’avait rien endommagé, car Perfidia leur posait beaucoup de questions sur leur équipement. Ils comprirent trop tard qu’ils ne figuraient pas dans les plans de la reine, qui les tua un à un, pour s’en régaler avec son nouveau roi.
Étant donné qu’elle ne ressentirait le besoin de se reproduire que l’année suivante, Perfidia prit son temps pour aménager la station en vue de cet important événement, Elle débarrassa les salles de tout ce qui était superflu et continua d’étudier l’équipement. Branson s’y connaissait un peu en informatique, mais surtout, il était très intelligent. Même si les autorités étaient aux prises avec les conséquences du tremblement de terre, il leur transmettait régulièrement les rapports des savants pour éviter d’éveiller tout soupçon. Lorsque Perfidia lui exposa enfin son plan diabolique, il s’absorba dans l’étude de la radiodiffusion et du brouillage volontaire des ondes. La reine poursuivit ses préparatifs prénatals en attendant qu’il lui annonce que tout était prêt. Alors, elle vint s’asseoir devant le micro, croisant ses longues jambes. L’heure de sa vengeance venait de sonner.
La reine des Dracos régnait sur cette planète depuis des centaines d’années. Longtemps, elle s’était contentée de concevoir les futurs dirigeants du monde, sans se préoccuper de politique. Elle se rendait compte aujourd’hui que cette négligence avait été une grave erreur. Ses enfants avaient laissé trop de latitude aux humains et ne s’étaient pas suffisamment imposés sur la scène mondiale. Avec la montée d’un puissant Anantas au Moyen-Orient, les reptiliens inférieurs ne savaient plus à qui prêter allégeance. Il était plus que temps qu’elle prenne la situation en main.
— Es-tu bien certain que tous m’entendront ? demanda Perfidia à son amant.
— Absolument certain. J’ai trafiqué le logiciel qui envoie les signaux de détresse à tous les postes de radio du pays et je l’ai aussi programmé pour que tout message soit dirigé vers tous les satellites connus. Ceux qui possèdent des récepteurs l’entendront.
— Je t’adore…
Branson écarta les longs cheveux noirs de Perfidia et l’embrassa sur la nuque. La reine attendit qu’il se soit installé plus loin avant de transformer son visage, qui s’allongea jusqu’à ressembler au museau d’un dragon immaculé.
— Vas-y, l’encouragea le roi en appuyant sur une touche du clavier.
Il était encore très tôt lorsque Shane O’Neill vint s’installer à sa console des Renseignements stratégiques, une tasse de café à la main.
Perfidia émit alors de longs sifflements, tantôt aigus, tantôt graves. Son message ne dura que deux minutes, mais il sema la terreur chez les reptiliens qui n’étaient pas des Dracos. Tous les dirigeants d’entreprise, peu importe leur secteur d’activité, ainsi que les hauts gradés de la police et de l’armée reconnurent la voix de leur mère. Ce qu’elle exigeait maintenant d’eux n’allait pas les rendre très populaires et en ferait des cibles plus faciles pour les Nagas, mais ils ne pouvaient pas lui désobéir. Tandis que les satellites diffusaient progressivement les ordres de la reine dans les différents pays, une vague de stupeur se mit à déferler sur la communauté reptilienne.
— Insomnie ? voulut savoir Sigtryg.
— Dans une base aussi moderne, on s’attendrait à trouver des lits confortables, mais ce n’est pas du tout le cas. J’ai l’impression de dormir sur une planche de bois.
— C’est mieux pour le dos.
— Peut-être bien, mais pas pour le sommeil.
Shane ajusta le casque d’écoute sur sa tête pour entendre les actualités sans importuner le technicien et tapa la commande d’accès sur le clavier. La plupart des stations de radio faisaient état du nombre croissant de morts à la suite des tremblements de terre, car on continuait de déterrer d’autres corps. L’agent de l’ANGE prit une gorgée de café et s’apprêtait à entrer les nouveaux renseignements dans la base de données, lorsque la voix de l’annonceur fut remplacée par d’horribles grincements.
— Cassiopée, qu’est-ce qui se passe ? s’exclama-t-il, croyant que le système de communication faisait encore défaut.
— C’EST DU REPTILIEN, MONSIEUR O’NEILL, MAIS JE NE POSSEDE AUCUNE REFERENCE DANS MA PROGRAMMATION POUR VOUS LE TRADUIRE.
— Enregistrez tout !
La transmission ne dura pas longtemps et les nouvelles se poursuivirent le plus normalement du monde, si bien que Shane se demanda si ce message s’adressait uniquement à la base de Montréal, Il demanda donc à l’ordinateur central de déterminer le périmètre de diffusion.
— IL SEMBLE QUE TOUTES LES STATIONS DE L’AMERIQUE L’AIENT REÇU. J’EFFECTUE DES VERIFICATIONS AILLEURS.
— Il n’y a qu’une seule façon de savoir ce qu’il signifie. Cassiopée, suivez-moi.
— MAIS JE SUIS DEJA PARTOUT, MONSIEUR O’NEILL.
— C’est très bien. Continuez.
Shane se rendit à l’infirmerie et s’approcha prudemment du lit de Damalis, Dans son bureau, le docteur Lawson dormait sur une civière.
— Que voulez-vous ? fit le Spartiate en ouvrant les yeux.
L’agent s’arrêta à un mètre de lui pour éviter d’être à la portée de ses griffes s’il décidait une fois de plus de se changer en monstre vert.
— J’ai un petit service à vous demander, monsieur Martell.
— De quoi s’agit-il ?
— Je viens d’entendre un message discordant de nature reptilienne à la radio et j’aimerais en connaître la signification avant d’alerter mon patron. Cassiopée, faites-le rejouer, je vous prie.
Les sifflements firent redresser le Naga sur son lit et réveillèrent la femme médecin.
— Ça n’annonce rien de bon… conclut Shane.
— C’est un commandement de la part de la reine des Dracos, traduisit Damalis. Elle ordonne à tous les rois et à tous les princes de sa race de tuer leurs subalternes humains et reptiliens inférieurs et de ne plus faire confiance à personne. Elle avertit aussi les Anantas qu’elle ne supportera pas leur ingérence dans sa domination du monde.
— Rien que ça ?
— C’est tout ce qu’elle a dit.
— Merci, monsieur Martell.
Shane pivota sur ses talons et quitta l’infirmerie.
— Où sont mes patients ? s’alarma Athénaïs.
— Ils n’étaient plus là quand je me suis réveillé, affirma Damalis.
— Cassiopée, localisez monsieur Orléans et la jeune femme que je traitais.
— ILS ONT QUITTE LA BASE, PENDANT LA NUIT.
— Dans cet état ? Ont-ils été enlevés ?
— NON, MADAME. ILS SONT PARTIS SUR LEURS DEUX JAMBES. SI VOUS VOULEZ BIEN VOUS RETOURNER POUR ETRE FACE A L’ECRAN MURAL, JE VAIS VOUS MONTRER.
Athénaïs assista, stupéfiée à la guérison miraculeuse des blessures de Cédric et de l’inconnue.
— Mais comment ?
— Les Brasskins et les Anantas possèdent des pouvoirs surnaturels.
— La magie n’existe pas, Damalis.
— Alors, disons qu’ils réussissent à accomplir l’inexplicable.
— Cassiopée, où est monsieur Orléans, en ce moment ?
— IL EST A SON APPARTEMENT.
— Avec ce que viennent de découvrir ses agents, je crois qu’il devrait revenir à la base, ajouta Damalis. Nous sommes en guerre.
Cassiopée ne comprenait pas comment l’élimination des reptiliens inférieurs pouvait nuire au bonheur des humains, mais elle accepta de ramener le directeur à son poste. Au lieu de lui transmettre un code vert qui indiquait une réunion, elle lui envoya un code rouge pour signaler une urgence.
Cédric s’était endormi auprès d’Alexa, après une longue nuit d’amour. Il ne comprenait pas les émotions qu’il ressentait, ni comment il était possible qu’un Anantas s’éprenne d’une Brasskins. Ce n’était pas non plus une attirance purement sexuelle, puisqu’il se souciait aussi du bien-être de cette femme qui venait de trahir les siens.
Les vibrations de sa montre le tirèrent du sommeil et il jeta un coup d’œil au cadran. Les chiffres qui scintillaient en rouge achevèrent de le réveiller. Il les éteignit, ce qui signala à sa base qu’il avait bien reçu le message et mordilla une oreille d’Alexa jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux.
— Nous aurions dû faire ça avant, susurra-t-elle en allant chercher un baiser sur ses lèvres.
Il l’embrassa, puis se fit violence et la repoussa doucement.
— Rien ne me ferait plus plaisir que de rester au lit avec toi, mais il y a une urgence à la base.
— Pas larek, j’espère…
— Je ne sais pas.
Ils firent une toilette rapide, s’habillèrent et empruntèrent le chemin inverse de la veille. Lorsque la jeune femme rousse entra aux Renseignements stratégiques en compagnie de leur directeur, les trois agents de l’ANGE échangèrent un regard amusé.
— Que se passe-t-il ? demanda Cédric.
— Cassiopée, faites-nous entendre l’enregistrement, s’il vous plaît, indiqua Shane.
Le visage des deux reptiliens devint livide.
— Comme si on n’avait pas suffisamment de problèmes… soupira Cédric, découragé.
— De quelle façon pouvons-nous protéger au moins les humains ? demanda Jonah.
— Il faudrait pouvoir identifier tous les rois et princes Dracos de ce monde, et seuls les Nagas sont capables de le faire sans se tromper.
— Recrutons des Nagas, alors, proposa Mélissa.
— Il n’y en a qu’une centaine sur la planète, affirma Alexa.
— Est-ce que nous pourrions savoir qui vous êtes ? s’enquit Shane en levant la main comme un écolier.
— Je m’appelle Alexa Mackenzie. Je travaille au ministère de l’Environnement.
— Ne me dites pas que nous avons construit la base trop près des berges du Saint-Laurent ! se moqua Jonah.
— Ce n’est qu’une couverture, monsieur Marshall, ajouta Cédric. Madame Mackenzie est une Brasskins qui a décidé de nous venir en aide.
— Etes-vous en danger de mort, tous les deux ? s’alarma Mélissa.
— Autant que je sache, nos patrons ne sont pas des Dracos. Où est Aodhan ?
— IL EST PARTI DEJEUNER AVEC MADAME ZACHARIAH.
— A l’extérieur de la base ?
— APPAREMMENT, IL EST DEVENU MOINS DANGEREUX DE S’AVENTURER DEHORS.
— La porte de mon bureau a-t-elle été remise en état de fonctionner ? voulut savoir Cédric en pensant qu’il ne ferait pas réparer l’œil de Cassiopée.
— En attendant que Vincent puisse se pencher sur ses problèmes électroniques, les mécaniciens ont débranché le câblage. Elle a ainsi été transformée en porte tout à fait ordinaire que vous pouvez faire coulisser à la main, expliqua Sigtryg.
— Merveilleux.
Cédric s’y enferma avec sa jeune invitée.
— Les femelles Brasskins sont-elles toutes aussi belles qu’elle ? demanda Shane.
— IL N’Y A PAS SUFFISAMMENT DE DONNEES DANS MA MEMOIRE POUR VOUS REPONDRE, MONSIEUR O’NEILL.
— C’était davantage une remarque qu’une question, madame Cassiopée.
Tandis que les deux reptiliens tentaient de trouver une façon de mettre les humains en garde contre les plans meurtriers des Dracos, à Jérusalem, le général de l’armée venait de terminer son repas du midi, lorsque sa mère lança sa déclaration de guerre. Ovadia se leva, marcha à la fenêtre et regarda les troupes qui s’entraînaient dehors. Comment pourrait-il se passer de tous ses officiers ?